Qu'est-ce qui t'a donné envie de travailler sur un album pour enfants ? D'où part cette idée ? 

Grace : Moi, ça fait très longtemps que j'avais envie de faire un album jeunesse parce que c'est quelque chose qui m'a manqué quand j'étais petite. D'avoir accès à des représentations juste de mon héritage, c’est une envie qui me taraudait. Mais je ne savais pas trop comment m'y prendre.

Et en fait, j'ai été contactée par cette maison d'édition qui s'appelle On ne compte pas pour du beurre dont j'ai bien aimé le leitmotiv parce qu'elle souhaite rendre lisible des personnages et des histoires dont on peine à trouver une existence dans la littérature française. Et ça, ça m'a tout de suite parlé parce que je me suis dit, c'est exactement là le problème auquel je suis confrontée en tant que personne femme, est-asiatique en France. Les histoires qui me concernent directement sont souvent moins visibles que d'autres. Elles, elles travaillaient beaucoup sur les questions de transidentité et de visibilité LGBTQIA+ et elles n'avaient pas forcément de personnages non-blancs dans leur ligne de mire. Mais les oppressions fonctionnent main dans la main et nous aussi faut qu'on fonctionne main dans la main et l'intersectionnalité veut qu'on peut aussi être LGBTQIA+ et racisé·e. Toutes ces questions là ne sont pas hermétiques, mais complètement interconnectées. Donc ça avait du sens de travailler avec elles.

Elles sont venues te voir parce qu'elles voulaient avoir spécifiquement une petite fille originaire d'Asie ? Ou est-ce que tu as été assez libre dans l'histoire que tu voulais raconter ? 

J'ai été très libre. Elles m'ont contactée en disant qu'elles souhaitaient travailler avec moi et elles m'ont donné carte blanche sur la création et donc que c'est moi qui ai proposé cette histoire avec pour personnage principal une petite fille d'origine est-asiatique aussi. 

Déjà, je pense que quand j'étais enfant, j'avais envie de pouvoir m'identifier à une petite fille qui me ressemble et qui a un parcours qui peut être analogue au mien sans être complètement le même. Et aussi, quand je suis devenue mère, il y a plusieurs moments de ma vie où j'ai pu avoir envie de ce livre sans l'avoir trouvé vraiment. J'ai adoré ce moment du conte du soir où je partageais avec mes enfants à la fois un moment d'imagination, un moment de tendresse, un moment de discussion aussi et j'avais cherché des histoires qui pourraient leur ressembler. 

Et j'avais trouvé aussi qu'on avait pas beaucoup de choix et j'ai surtout jeté mon dévolu sur des histoires avec des personnages qui avaient été traduits, qui parlaient une langue étrangère qui avaient été traduits en français, ou bien des personnages qui vivaient dans des rizières par exemple, ou qui étaient dans un autre temps, une autre période de l'Histoire. Plein de choses qui sont très bien et que je conserve chez moi sans problème, mais il manquait des représentations de mes enfants, c'est-à-dire des enfants qui vivent dans une ville mais avec un parcours qui est le nôtre. Et c'est pour ça que la genèse un peu de ce livre, c'est ça. C'est un livre qui a pour public la petite fille que j'étais et les enfants que j'ai eus. 



Le livre fait écho à des thématiques comme la honte de ses propres origines, le fait d'être confronté à la différence et aussi au mystère d'où est-ce qu'on vient...  Comment as- tu choisi le fil rouge de l'album ? L'histoire ? Et quelle image particulière as-tu décidé de représenter ?  

C'était important pour moi que la représentation soit juste mais d'abord, je pense que le fil rouge de ce livre, c'est finalement une belle histoire. J'avais envie de partager une histoire qui puisse être une histoire réconfortante, quelque chose de beau. Je pense que c'est ça qu'on cherche quand on lit une histoire. C'est d'abord le plaisir de lire qui prime. Et au-delà de ce plaisir-là, j'avais aussi besoin que cette lecture puisse être politique et montrer des personnages, des visages, des histoires qui n'étaient pas montrées. 

Il y a une scène au début, où la petite fille est entourée par ses camarades à l'école et elle se retrouve questionnée à propos de son héritage et on ne sait pas trop si elle est gênée ou si elle est mal à l'aise. Peut-être qu'elle n'aime pas être au centre de la scène, on sent que c'est pas quelque chose qui est simple et ce moment-là, c'est un moment que moi aussi j'ai vécu. Et je sais que c'est quelque chose de commun à beaucoup de gens où on sait qu'on est tous différents et que le traitement de la différence, c'est pas le même. Il y a des différences qui sont glorifiées et d'autres qui sont moquées et quand on est du côté de la moquerie, on veut s'en protéger. Il y a plein d'enfants qui ont vécu ce genre de situation et qui se sont protégés. Ça peut générer du mal-être, du rejet, parfois de la honte. Ça peut aller très loin jusqu'à vouloir à tout prix effacer cette différence alors que c'est impossible. 

Et je pense vraiment que rien que de pouvoir l'exprimer c'est beaucoup. Parce que c'est destiné à des petits enfants quand même. Mais je pense qu'il n'est jamais trop tôt pour affirmer en tant que parents, en tant que tata, en tant que cousine ou grande-soeur qu'on est là les uns avec les autres et que ce moment-là de solitude, il n'est pas isolé. Déjà, c'est pas du tout de notre faute, je pense que c'est très important pour les enfants de savoir qu'ils ne sont pas les seuls à le vivre et surtout ce que ce n'est pas de leur fait. Moi ça m'a soulagée quand j'ai appris que plein de gens avaient vécu les mêmes choses sont soulagés dans le sens que ce n'était pas moi. C'était quelque chose qui était, qui était partagé par d'autres et aussi j'ai pu après m'allier à ces personnes-là en solidarité pour me dire il faut que ça cesse et il faut que nous, on arrive à surmonter ces moments difficiles et qu'on fasse en sorte que nos enfants n'aient pas à le vivre ou le vivent différemment, avec des outils qui leur permettent de comprendre que ce qui est à l'œuvre c'est un rapport de forces qui les dépasse et qui n'est pas du tout lié à leur personne, et ce n'est pas du tout de leur faute. Et c'est quelque chose qui peut être discuté et qu'on peut mettre derrière nous sans que ça rentre dans la douleur ou quelque chose de négatif.  



Il y a aussi la nourriture quand même, qui est le fil rouge de toute ton histoire. Est-ce que tu as choisi la nourriture sciemment comme outil politique ? Ou est ce que c'est plus par rapport à des sensations et des émotions, un rapport de transmission lié à l’enfance ? 

Le cœur de ce livre, c'est la nourriture. Ça a été ma porte personnelle vers mon héritage. Même si j'ai eu des moments de la vie où je n'étais pas en adéquation avec mon héritage. Où j'ai pu répondre en français quand on me parlait en chinois, par exemple ou quand j'ai essayé d'effacer de mon corps ces marques que j'ai cru me pesaient alors que c'est au contraire quelque chose qui me rend spéciale. Par contre, je n'ai jamais refusé de manger la nourriture de ma famille parce que c'était le moment où on s'unissait. Un moment beaucoup plus profond que ce que je pensais, c'était pas juste un repas. 

Et c'est en partie grâce à ça que je me suis rabiboché avec moi-même. Donc ça, dans mon souvenir, c'est très important et je me suis rendue compte en écrivant ce livre que, à tous les moments de notre vie, quand on déjeune avec des amis ou des collègues ou qu'on fait des soirées ou qu'on commande quelque chose en livraison, en vrai, c'est des moments qui qui se réclament de ça, en fait. Du fait d'être ensemble et de partager quelque chose en commun. Je trouve que c'est quelque chose qui met beaucoup de baume au cœur, surtout dans la conjoncture actuelle. Je me dis qu'on a quand même la possibilité de faire du bien et du bien à ceux qu'on aime à travers ce moyen qui est très fort. 



Tu as travaillé avec Mélody Ung, l'illustratrice. Comment ça a été de travailler avec elle ? Est-ce que pour toi c'était important de travailler avec une personne concernée en termes d'imaginaires communs ? Et concernant certains mots qui sont prononcés par la grand-mère. Ils sont écrits en caractères chinois directement dans le texte. Pourquoi as-tu fait ce choix ? 

Oui, Mélody est une illustratrice d'origine vietnamienne et je connaissais son travail parce qu'en 2020, j'avais été à l'origine d'une pétition sur le blog de Mediapart contre des propos racistes tenus à la télévision. Et à ce moment-là, je lui ai demandé de faire une illustration pour le projet et je me suis dit que c'était super fort. Je savais qu'en plus d'être une personne engagée, c'était une illustratrice de talent et je m'étais dit à l'époque que j'aimerais bien travailler avec elle et quand est arrivé de ce projet, je me suis dit, c'est exactement elle qu'il me faut parce que la nourriture était centrale. J'avais déjà le titre au début et donc j'ai contacté Mélody en lui disant que c'était un livre sur la nourriture, donc il fallait qu'elle soit bien dessinée car elle est centrale. Mais il y avait aussi les personnages et moi j'adore ce qu'est ce qu'elle a fait avec la petite fille. Je la trouve mignonne, attachante, exactement le personnage auquel j'aurais voulu m'identifier plus jeune. 

Et oui, c'était plus simple de travailler avec Mélody. Elle était déjà éduquée sur la question de l'antiracisme et sur le fait, en tant qu'illustratrice, de dessiner les yeux de certaine manière, de dessiner la couleur de peau, de la colorier d'une certaine manière, ça aussi, c'est quelque chose que je n'avais pas besoin de lui dire puisque elle aussi, elle avait déjà lu des livres où les yeux des personnages étaient des traits, où la couleur était jaune et elle avait souffert de ça aussi. C'est faux et c'est porteur de préjugés... On savait en commençant à travailler, que c'est exactement ce qu'on ne voulait pas et et ce pour quoi on créait ce livre aussi. Pour pouvoir poser un personnage avec une représentation qui nous plaisait et qui était juste. Donc c'était très important de travailler avec une première concernée aussi, parce que ça nous permettait de s'allier contre ce qui nous avait pesé enfants. Je pense que pour la maison d'édition c'est quand même un pari, elles nous ont fait confiance et elles nous ont suivies, Elles nous ont donné cet espace pour créer et je les remercie parce que ce n'est pas forcément évident. 

Ça reste un objet culturel et quelque chose qui doit financièrement être viable pour une maison d'édition. Ça ne peut pas non plus être un objet uniquement de militantisme. C'est doit quand même pouvoir trouver un public et pas un public restreint qui serait seulement les gens de ma famille. Donc pour moi, c'est un super compliment que des personnes, n'étant pas du tout d'origine asiatique puissent retrouver dans ce livre des choses qui leur parle. Heureusement que la fiction permet de faire des ponts entre des personnes qui ne partagent pas forcément un héritage commun.

Et les caractères chinois qui sont ceux qu'utilisent la grand mère, moi je tenais à les mettre parce que dans les ouvrages que j'écris sur l'héritage asiatique, c'est vrai que je tiens toujours à utiliser des mots chinois parce que c'est comme ça qu'ils ont dit à l'origine. Et que la traduction, elle trahit toujours un petit peu le sens littéral. Et en plus, et je propose une traduction qui est la traduction la plus proche possible. Mais les personnes qui parlent les deux se retrouveront aussi et les personnes qui ne parlent pas le chinois ou le français ne manquent rien. La traduction, ça reste quelque chose d'approximatif et il y a par exemple des choses qui sont  intraduisibles dans les langues. Je pense qu'il ne faut pas à tout prix vouloir traduire tout ce qui existe. Je pense qu'il y a des choses qui sont mieux dites dans une autre langue et tant mieux en fait parce que nos langues ne sont pas interchangeables. Moi, j'explique à mes enfants qu'il y a des mots qui n'ont pas de traduction, ce n'est pas la peine. Le mot ravioli chinois, on ne le dit pas à la maison. On utilise le mot chinois. Ça ne sert à rien d'utiliser une traduction complèment approximative, en plus ravioli c'est italien tout ça pour dire quelque chose qui est chinois, qui est notre propriété par la langue. Ce n'est pas la peine de faire des ronds de jambe pour dire quelque chose qui est à nous. 

On a trop l'impression, surtout dans les livres jeunesse, qu'il faut prendre les gens par la main et tout leur pré-mâcher. Mais en fait, si les gens veulent aller plus loin, ils vont sur Internet. Les enfants sont intelligents et on a pas besoin de tout disséquer, digérer avant de donner quelque chose. Dans la culture en général, je n'ai pas besoin qu'on me prenne pour un bébé. J'ai l'impression que dans notre culture française, on aime bien tout traduire. On est très obsédé·es par la protection de la langue donc au lieu d'utiliser des mots qui sont tout à fait tout à fait OK dans leur apparat d'origine, on veut leur trouver un truc bien de chez nous comme ça on peut se les réapproprier alors que les mots sont déjà appropriés dans d'autre langue avant même qu'on les traduise. On ne se trahit pas parce qu'on regarde ailleurs, on s'inspire d'ailleurs, on emprunte d'ailleurs, mais au contraire, c'est très encourageant d'être ouvert d'esprit. Les enjeux autour de la langue et de la traduction sont plus comme un reflet de nous-mêmes plutôt que des autres, en réalité. 



Et est ce que tu as envie d'avoir plus d'expérience dans la création pour la jeunesse, des albums, des comptines ? Est-ce que c'est quelque chose qui t'a plu et que tu aimerais refaire ? 

J'ai beaucoup aimé cette collaboration avec Mélody et j'aime beaucoup l'univers qu'on a créé. Je trouve que c'est un immense honneur quand les parents me disent « J'ai acheté le livre et je le lis à mes enfants », c'est très intime. Je me sens hyper honorée d'être à ce moment-là de leur vie. C'est magique en fait de se dire qu'une des histoires qu'ils ont lues c'est la mienne et d'avoir la chance de pouvoir contribuer à leur imaginaire pour s'endormir et rêver de ça.

Oui, j'adore ce travail. J'aimerais que nos enfants aient le choix de voir qu'il y ait une petite fille aux cheveux courts, un garçon, des personnes non-binaires. Je trouve que la littérature jeunesse est un petit peu négligée par rapport à d'autres milieux. Comme c'est les enfants, c'est moins bien payé, c'est un travail plus précaire qu'ailleurs, alors c'est déjà assez précaire de manière générale. J'ai plein de parents qui me disent « Mais pourquoi il y a pas plus de livres pour enfants comme ça ? »  C'est un secteur qui est difficile. C'est comme dans la société d'une manière générale où les droits des enfants sont minorés. On les appelle déjà les mineurs alors qu'en fait c'est des adultes en devenir. Ok c'est hyper important l'enfance, on parle des droits des enfants le 20 novembre, mais, en vrai, dans les actes, on se rend compte que c'est toujours moins important que les autres. Et ça se voit avec les violences physiques et sexuelles aujourd'hui, on n'écoute pas les enfants, on n'écoute pas les femmes. La représentation pour les jeunes, je me dis c'est un combat mené pour que nos enfants et les enfants de nos enfants ne soient pas la dernière roue du carrosse. Ça me met assez en colère de me dire que ça demande beaucoup d'énergie et beaucoup de temps, d'implication, de paris, de risques, alors que c'est quand même des choses dont on dit que c'est les grandes causes du quinquennat et que c'est la priorité à l'éducation donnée par le gouvernement alors qu'il n'y a pas d'argent.


 

Est-ce que tu as faim ? un livre de Grace Ly illustré par Mélody Ung (Éd. On ne compte pas pour du beurre), 15 €