Le développement personnel, où l’art de la dépolitisation

 

Quand on lit un livre de DP (acronyme utilisé dans le milieu askip), on le referme en étant souvent gonflé·e à bloc, reboosté·e, prêt·e à déplacer des montagnes. On a l’impression d’avoir enfin eu accès à des clés miraculeuses pour s’épanouir pleinement et accéder au bonheur.

 

Et puis, on sort de chez soi et on se confronte, parfois de manière brutale, à des obstacles variés, aka des inégalités systémiques impossibles à zapper malgré la meilleure volonté du monde.

 

Dans son essai Le développement (im)personnel publié en 2019, la philosophe Julia De Funès demande : « Comment le développement serait-il "personnel" quand guides et manuels s’adressent à chacun comme à tout autre ? ».

 

Voilà la critique principale que j’adresse au secteur du DP : les grandes phrases et théories généralistes que nous serions censé·es appliquer toustes de la même manière. Dans ces ouvrages, zéro politique : si tu n’arrives pas à être heureux·se, essaies cette simple formule. Ça ne fonctionne pas ? C’est ta faute et uniquement ta faute. Les coachs et autres auteurs et autrices sur le sujet semblent en effet oublier un aspect fondamental de nos sociétés : nous évoluons dans un système profondément inégalitaire.

 

 

La confidence culture, ou un féminisme libéral délétère

 

Les conférences, livres et autres séances de coaching semblent souvent complètement en dehors des réalités sociales. Quand il s’agit de parler aux femmes, les discours axés sur la prise de confiance passent complètement à côté du sexisme.

 

La “confidence culture” étudiée par Rosalind Gill et Shani Orgad, est l'injonction permanente faite aux femmes à avoir confiance en soi, qui permet de justifier le fait que les femmes n'auraient qu'à prendre leur place pour que le sexisme disparaisse.

Beaucoup de productions parlent par exemple des inégalités salariales justifiées par le fait que si les femmes gagnent moins, c'est parce qu'elles demandent moins, oubliant la misogynie structurelle qui existe depuis des siècles.

 

Plusieurs études menées à Harvard ont démenti la méritocratie ou le “si on veut on peut” appliqué aux femmes, comme le rapport "The myth of the ideal worker : does doing all the right things really get women ahead?" (Le mythe de la travailleuse idéale : est-ce quefaire tout comme il fautfait vraiment avancer les femmes ?).

 

De manière générale, les années 2000 ont marqué l’apparition de la psychologie positive et de l'industrie du bonheur. Si ces discours centrés sur la création d’un cercle vertueux dans l’idée du “le positif attire le positif” peut parfois avoir du bon, il s’agit aussi de concepts potentiellement dangereux qui, comme l’explique l’autrice Valérie Rey-Robert dans son dernier livre, « surfent sur l'idée qu'il n'y avait pas de problèmes structurels, d'inégalités sociales, raciales, sexuelles mais des déficiences psychologiques individuelles auxquelles il fallait remédier ». Sauf que : « Si on est convaincu·e que son destin est pure affaire d'efforts personnels, alors on se désintéresse de la politique et du reste de la société ».

 

 

Une nouvelle forme de servitude ?

 

« En responsabilisant un individu qui ne peut plus compter que sur ses propres ressources, on éloigne de lui l’idée du collectif. Diviser pour mieux régner ? Affirmatif, mon capitaine ! ». Voilà ce que nous dit Thierry Jobard dans son ouvrage Contre le développement personnel, paru en 2021.

 

Julia de Funès va encore plus loin : « La manipulation consiste à faire croire aux lecteurs ou aux clients qu’il s’agit de se libérer alors même qu’il s’agit de se régler, de se discipliner, volontairement et avec pugnacité. C’est une invitation à la servitude ».

Les réseaux sociaux n’aident pas, voire alimentent cet individualisme. L’idée qu’il faudrait se changer soi-même, évoluer et grandir, plutôt que s’attaquer à des problèmes sociétaux plus grands #soislechangementquetuveuxvoirdanslemonde.

 

Les créateur·rices de contenus spécialisés dans ces thématiques adorent mettre en avant des histoires de succès reposant uniquement sur la volonté (et sur le fait de suivre leur programme en 10 étapes). Si les coachs de sport, de développement personnel, ou de yoga peuvent avoir un impact bénéfique, notamment sur la santé physique, je regrette leur manque d’engagement politique pour offrir à leur communauté des outils sans culpabilisation en cas d’échec dans leurs projets.

 

Les croyances limitantes existent et peuvent nous entraver dans nos projets, c’est certain, mais ce ne sont pas les seules responsables des difficultés de certain·es à entreprendre.

 

Bref, je ne vous dirai jamais de ne pas lire tel ou tel livre, de ne pas faire de yoga, premièrement parce que je n’ai pas à vous donner de leçons sur ce que vous faîtes de vos journées. D’ailleurs, j’ai bien aimé les idées énoncées dans Les quatre accords toltèques, vraiment !

 

L’objectif de cet article, c’est plutôt d’ouvrir une réflexion commune : nous pouvons mettre en place des choses dans notre quotidien pour prendre soin de soi, pour communier avec son for intérieur et améliorer sa vie, mais ça ne doit pas nous empêcher de se rassembler, de se connecter et de remarquer qu’on habite un système à multiple vitesses suivant nos privilèges et les discriminations qui nous traversent, au-delà de notre seule volonté. Et juste au cas où : vivre en tant que femme dans ce monde, c’est déjà avoir une volonté de compet.

Bettina Zourli