- Limão - 


Ça vous est déjà arrivé de partir en vacances avec vos potes, sans vos potes ? Moi oui. On est le 15 juillet 2022. Il fait beaucoup trop chaud pour que la planète aille bien et je me sens responsable du dérèglement climatique, à courir dans les allées de l’aéroport pour ne pas rater mon vol. Terminal 2 : je cherche le contrôle de sécurité en slalomant entre les voyageurs rouges et déshydratés. Ma culpabilité s’envole petit à petit. Dans quelques heures, je serai au Portugal avec mes potes, à siroter des caïpi en terrasse. Je nous y vois déjà. Mon téléphone vibre au même moment : Anna.

“Meuf, appelle-moi quand tu vois ce message.”
Rassurant.

“Anna, t’es perdue ?
- Lou, on a un problème.
Évidemment.
- Mon test PCR est toujours positif.
Qui l'eût cru ?
- Et Victoire s’est fait tirer son portefeuille dans le métro.
Génial.
- Je l’accompagne au commissariat. Vu comme c’est parti, c’est mort pour Lisbonne… Vas-y, on te tient au courant si on peut t’y rejoindre dans la semaine, ok ?”


Alors celle-là, je ne l’avais pas vue venir. La file continue d’avancer autour de moi, je reste plantée là avec ma valise. Voyager SEULE. Attendez une minute, c’est quoi ce plan ?! Ce n’était pas du tout au programme ! Bien sûr, je devrais être en train de m’inquiéter pour Victoire et penser à Anna qui voit ses vacances annulées… Mais elles me plantent comme ça ?! La seule chose que je vois et qui me terrifie, c’est le gouffre au-dessus duquel je dois sauter : je vais voyager seule.


Anna m’a toujours parlé de ses voyages en solo comme de citrons : ils sont jolis, ils attirent l’œil et quand on croque dedans, c’est acidulé et surprenant. Ça donne des frissons de plaisir, et parfois ça vous arrache une grimace. Personnellement, j’ai toujours été team limonade. Avec beaucoup d’eau et beaucoup de sucre. Je fixe le stewart qui gesticule au milieu des sièges. Je ne peux pas partir seule, c’est impossible. Je suis déjà seule 90% du temps, si je voyage, ce n’est certainement pas pour “me retrouver avec moi-même” ! En plus, c’est Victoire qui a préparé le séjour, je ne connais rien à Lisbonne et je n’ai que des shorts et des crop tops dans ma valise… C’est sûr, il va m’arriver quelque chose. Une femme seule, quelle idée, qui fait ça ?! C’est dangereux. Respire Lou. J’essaye de me rassurer en me rappelant que je vais seulement au Portugal, pas à l’autre bout du monde. J’ai internet et ma superbe banane colorée pour garder précieusement contre ma poitrine mon passeport et ma carte bancaire. Ça va le faire. L’avion décolle.

15 juillet 2022, toujours. Je suis à présent dans le métro, ligne “verde”, et personne ne m’a encore tiré mon portefeuille ni fait de remarque sur mon physique. Aurais-je été un peu dramatique dans mes scénarios imaginaires ? Ce n’est pas mon genre…. Je sors de la station. Les murs sont aveuglants de couleur, le soleil étouffant. Il y a énormément de touristes autour de moi. Tous vaquent à leurs occupations en empruntant de jolies rues qui montent et descendent, traversées par les lignes de tramway. Si Victoire était là, elle pourrait m’expliquer que Lisbonne recouvre sept collines. Mais comme je suis seule, je le découvre en traînant à bout de bras ma valise sur les trottoirs pavés.

Je pénètre dans le Bairro Alto, un quartier que je serais bien incapable de situer sur une carte. Aux fenêtres, des grands-mères aux robes fleuries restent dans la fraîcheur de leur appartement pour juger les passants. Je suis donc dans un quartier de vieilles dames certainement puritaines. Après tout, le Portugal est un pays encore très croyant… À peine ce préjugé formulé que la réalité l’envoie balader. Tout le long de la rue n’est qu’une suite de bars ouvertement LGBTQIA+, remplis de boules à facettes aguicheuses et de flamants roses gonflables ! Et je vais dormir là. Pour la messe, on repassera.


Les premières heures de mon séjour sont consacrées à scroller sur Insta depuis mon lit. Je ne sais pas par où commencer, j’ai faim, mais surtout : j’ai peur. De quoi ? Ça, je me le demande bien…


“Alors, bien arrivée ?
Anna, ou l’art du timing. Oui, je suis bien arrivée, mais maintenant je suis tétanisée, et seule, et incapable de croquer dans ton foutu citron !

- C’est super, je vais sortir dîner !
- Profites-en pour nous meuf, ça a l’air incroyable !”


Merci d’ajouter au gâteau de la responsabilité la cerise de la culpabilité, j’en avais grandement besoin ! Je regarde l’heure. 19h. Elle a raison au fond, je ne vais pas passer les 7 jours à venir cloîtrer dans cet appartement, ce serait du gâchis. Et j’ai faim ! J’attrape les clés et je sors à nouveau.


Des restos avec moi-même, j’en fais souvent. J’aime bien manger en regardant les gens et les plats qu’ils choisissent. Une assiette de coquillages ? Choix audacieux. Un steak - frites au pays de la sardine et de la morue ? Blasphème. La serveuse vient prendre ma commande. Sur le chemin, j’ai quand même regardé comment se disaient “bonjour” et “merci” en portugais. Je me fends donc de mon meilleur “Olá” suivi d’un anglais que je veux compréhensible et ponctué d’un “Obrigada”. La serveuse sourit :
“Vous venez de quel pays ?
- France.
- Vous parlez très bien anglais pourtant !”
Je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire. C’est une bonne façon d’entamer la conversation.


Le repas est délicieux. Je continue à observer les locaux et les touristes qui se pressent en terrasse. Des regards se croisent dans le brouhaha des discussions et dans la fumée des cigarettes. J’échange quelques sourires. Je commence à me détendre. La serveuse m’a donné quelques adresses à tester demain. Avant de partir, elle m’offre un petit verre de Ginja. Je n’ai aucune idée de ce que c’est mais l’olive au fond du verre m’inspire confiance ! Je croque dedans. Ok, ce n’était pas une olive. Je dois vraiment me renseigner sur la culture lisboète.


La nuit s’est levée. Doucement je reprends mon ascension des rues. Des gens sont assis sur les pas de porte et discutent au milieu d’enfants qui jouent au ballon. Ça doit leur faire de ces mollets ! Je resserre un peu ma chemise autour de ma taille. Je l’ai prise au cas où, on ne sait jamais. Pourtant, personne ne me prête attention. Je n’ai pas été dérangée une seule fois depuis que je suis arrivée ici. Au contraire, toutes les personnes que j’ai croisées ont été aimables avec moi. Alors certes, je me fonds dans la masse des touristes, mais je commence à comprendre ce qu’Anna veut dire. Le citron, ce n’est pas si mauvais et ce n’est pas parce que je suis une femme que le monde est forcément une menace pour moi. J’ai le droit de vivre. Je PEUX voyager seule. Mes yeux se posent sur le nom de la rue à ma droite : “Calçada da Patriarcal” autrement dit “Trottoir patriarcal”. Je prends la plaque en photo et l’envoie à Victoire avant de m'engouffrer dans le passage. Ça la fera sourire. Je souris et crie intérieurement : “Tremble Patriarcat ! Les vacances commencent !”



Limão, une nouvelle de Chloé T.